Superadditum

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Exposition collective « Économie Humaine », Espace contemporain HEC Paris. Commissariat Paul Ardenne / Barbara Polla Novembre 2014 – Mars 2015.

 

Œuvre : Superadditum.

Action consistant à inviter chaque islandais à devenir sa propre banque, à dessiner sa propre monnaie et à changer ensuite ses « billets individuels » contre des couronnes islandaises à un cours flottant négocié avec l’artiste.

L’action était conçue comme « une généreuse tentative de désendettement du pays grâce aux économies personnelles de l’artiste », lui même sérieusement affecté par la crise.

Les concepteurs de billets avaient deux choix : Changer sur place leurs devises contre des couronnes islandaises ou recevoir ultérieurement un pourcentage sur la vente de leurs billets de banque devenus « œuvres d’art ». Étant entendu que miser sur la faculté de l’artiste à les exposer et à les vendre au prix fort pouvait se comprendre comme une tentation à retomber dans les travers de la spéculation financière qui avaient causé leur perte… Les participants, en plus de la contre-valeur en couronnes, se voyaient remettre un reçu de change « officiel » ou un double du contrat de courtage.

Lieu : École des Beaux-Arts, Place du parlement et lieux divers, Islande, septembre-octobre 2011.

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Texte de référence :

Reykjavik, Islande, le 10 octobre 2011.

Comme je l’ai évoqué dans un précédent courrier, je suis un peu numismate, billetophile à mes heures et cette passion me rattrape en voyage. Elle m’a d’ailleurs joué quelques mauvais tour. Le jour où, par exemple, au poste frontière d’Eilat, entre l’Egypte et Israël, j’ai posé mon sac de voyage sur le tapis roulant d’un détecteur de métal… Dans les secondes qui ont suivi, une sonnerie assourdissante a donné le signal qu’attendaient trois soldats en armes pour me serrer de près.  « Qu’est-ce que c’est ? » m’a demandé une jeune douanière d’une voix blanche en pointant une forme étrange sur son moniteur à rayons X. Fusillé de regards, j’ai bien été obligé d’ouvrir le petit sac qui contenait les dizaines de pièces que je récoltais avec délectation depuis le début de mon tour du monde, quinze mois plus tôt, et qui commençaient à représenter une certaine masse de métal. Une fois le sac ouvert, les pièces ont bien entendu roulé dans toutes les directions. J’ai pris un temps fou à les ramasser pendant que la file des voyageurs impatients grossissait derrière moi dans un murmure réprobateur. C’est toujours comme ça quand on essaye d’être discret… Naïf, j’étais arrivé avec l’intention d’éviter de préciser aux douaniers que j’avais un tampon syrien sur une des pages de mon passeport. Bien sûr, ils n’ont pas été dupes et les choses ont continué à se dégrader. Mais c’est une autre histoire…

En ce moment je suis en Islande et j’ai passé la douane sans souci. Comme toujours, j’ai changé mon argent en devises locales dès l’aéroport. Je l’ai fait en pensant que c’était précisément cet acte – la découverte d’une nouvelle monnaie et de tout le folklore qui lui est attaché – qui m’avait conduit jusqu’ici. Car ma présence a un rapport direct avec l’argent, l’argent de papier, l’argent virtuel aussi.

Touché, comme tout le monde, par la violence d’une crise financière qui n’en finit pas, j’ai eu envie d’aborder le sujet. Et où le faire, sinon ici ? Dans ce petit pays qui a réagi de façon si singulière à cette crise. L’Islande nous rappelle que la monnaie a une nature éminemment politique. Permettant de quantifier nombre d’échanges interhumains, elle fait l’objet de négociations permanentes dans lesquelles se jouent la cohésion de nos sociétés. Ce n’est pas pour rien qu’on condamne bien moins sévèrement quelqu’un qui tue son prochain que quelqu’un qui imprime de faux billets. On parle ici de choses sérieuses. Et si la nature transactionnelle de la monnaie a notamment pour but de régler sans violence les conflits d’intérêt, en période de grands changements, elle peine à masquer les tensions énormes qui se font jour. Les réajustements se font hélas de manière froide et brutale.

Alors, le marbre des opulentes banques d’affaires se change en sable qui se dérobe sous nos pieds. La monnaie d’or se transforme en monnaie de singe. L’épargne de toute une vie est dévaluée en une nuit. Le petit animal qui fait la grimace, aiguillonné par le bateleur dans l’histoire qui est à l’origine de cette expression, c’est vous, vos parents, vos grands-parents… Pour des raisons que l’on ne comprend pas tout à fait, on supprime vos acquis sociaux, on taxe jusqu’à vos sodas. Après le sel, le sucre : la cicatrice laissée par la gabelle se remet à saigner. Enfin, nous prenons conscience d’une réalité qu’un statut déclinant de grande puissance nous avait trop longtemps fait oublier : En octobre 2011, nous seront sept milliards de petits êtres humains à nous battre également pour essayer de survivre dans une pagaille extraordinaire. Le défi est immense. Les réactions de peur et de replis qu’il suscite tout autant. Celui-ci nécessite sans doute la mise en place, à la juste dimension où se pensent aujourd’hui les choses – le monde – d’un nouveau contrat social. Reste à se mettre d’accord sur ses termes et sur une échelle des valeurs. C’est bien là où se situe le nœud du problème… Et celui-ci nous renvoie à la monnaie – qui matérialise justement les échanges de valeurs – et qui, plus qu’un simple élément révélateur, sera un des outils incontournables dans la mise en œuvre de cette nouvelle ère.

Une gouvernance monétaire mondialisée est-elle souhaitable ou, comme semble le penser certains économistes, le bon système serait-il plutôt d’associer cette entité, forcément lointaine et déshumanisée à une multitude de monnaies locales ou virtuelles du type SEL, BIT coin, etc ?

A la manière décalée qu’emploient toujours ceux qui se piquent de traiter d’un sujet qui les dépasse, j’ai voulu tenter l’expérience en poussant le raisonnement jusqu’à l’absurde : Imaginons que chacun de nous crée sa propre banque, batte sa propre monnaie, décide de l’illustration de ses billets. Imaginons surtout que cette monnaie soit convertible en couronnes islandaise, mieux, qu’on puisse spéculer sur son taux de change ! Pas en anticipant sur son appréciation par rapport à d’autres monnaies, mais en misant sur la faculté de l’artiste initiateur du projet (moi) à faire monter sa côte !! Réflexion au premier degré sur les rapports entre artistes et argent, sur la valeur de l’art ou sur l’art comme valeur… Petit clin d’œil aux traders qui investissent dans l’art, placement contra-cyclique à fort rendement et machine à donner un supplément d’âme à de gros chèques pleins de zéros. Histoire d’un peintre qui paye pour que les autres peignent à sa place. Allez savoir…

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Texte de travail :

« Money, money, money. Always sunny. In the rich man’s world. Aha-ahaaa” ABBA, 1976.

L’argent n’est plus ce qu’il était…

Voilà longtemps que la monnaie n’est plus seulement matérialisée par des liasses de papier fabriquées et décorées par une autorité centrale qui prétendait en garantir la valeur en l’adossant à des réserves d’or. Aujourd’hui, la monnaie est un jeu d’écriture comptable. Elle prend la forme de milliards d’opérations scripturales qui, grâce aux réseaux informatiques, s’effectuent en temps réel entre banques, grâce à un système de compensations extrêmement complexe. En gros, quand nous effectuons un achat, plutôt que de se « payer » entre elles, les banques s’échangent des créances. La monnaie est donc la dette théorique d’un tiers acceptée comme moyen de paiement.

Il existe cependant quelques petites subtilités : Les banques peuvent prêter beaucoup plus qu’elles ont réellement « en caisse » en prenant simplement une assurance contre leurs défauts de paiement. Elles peuvent également transformer ces nouvelles créances en titres boursiers ; converties en portefeuilles d’actions, elles passent dans la colonne des actifs solides, leur permettant de cautionner ainsi d’autres emprunts…

En résumé, ce sont aujourd’hui les grands acteurs de la finance qui produisent de la monnaie ab nihilo, de manière asymétrique, en vendant des créances artificielles à d’autres acteurs de la finance qui font pareil. On qualifie cette activité d’ingénierie financière.

Bien sûr, cette pratique ne pourrait fonctionner sans la caution morale des États, garants de dernier recours. Elle est régie par un code international gravé dans le marbre : Les accords de Bâle 3. Nous voilà rassurés car, comme le rappelle l’étymologie du mot fiduciaire,  ce système repose sur la confiance que lui portent ses acteurs. Toute monnaie, en effet, se caractérise par la foi qu’ont ses utilisateurs dans la persistance de sa valeur et dans sa capacité à servir de moyen d’échange.
Évidemment, plus les acteurs sont nombreux et interdépendants, plus le système est complexe et moins ceux-ci ont intérêt à remettre en doute cette confiance. C’est cette logique bien comprise qui, paradoxalement, incite certains esprits mal tournés à quelques dérives, qui, de manière cyclique, sèment le doute dans nos esprits cartésiens. Quand ce doute se répand, profitant lui aussi de la célérité des réseaux de communications, c’est l’éclatement d’une bulle. Métaphore magnifique illustrant la réduction à néant de certains de ces actifs ne reposant que sur du vent.
Aujourd’hui les crises financières ne sont plus physiques, elles prennent la forme d’une perte massive de confiance.
Hélas, malgré les risques potentiels, la mondialisation et le développement des réseaux numériques ont fait prendre à cette monnaie artificielle des proportions colossales. C’est ce que l’on nomme la financiarisation de l’économie. Les marchés financiers sont devenus, en quelques décennies, une sphère marchande internationale où circule des millions de ces produits dérivés. L’euphémisme de monnaie virtuelle, qualifiant ces placements (qui ne sont pas directement rattachés à des activités telles que la production de biens matériels ou leur commercialisation) ne doit pas pour autant nous faire sous-estimer l’impact terrible de leur faillite sur l’économie dite réelle.

Un jour, on sonne la fin de la partie et il y a toujours un perdant. En général, celui qui vend tout pour payer l’addition n’est pas celui qui a provoqué la crise. Il n’est pas, non plus, proche des organes de décision, loin s’en faut. Ce n’est ni le plus riche ni le mieux informé, encore moins celui qui résiste le mieux à la panique. C’est un monsieur tout le monde, d’Asie ou d’Amérique du sud par exemple, perdu dans un quotidien bien réel qui l’accable de son cortège de souffrances : La monnaie a une dimension psychologique, économique, juridique, philosophique. Mais elle a aussi et peut-être surtout, une dimension sociale et politique. Jouer avec elle a une incidence immédiate qui peut même, parfois, paraître paradoxale sur nos sociétés.

La preuve ? Aujourd’hui, les décideurs économiques ont changé d’investissements. Après les produits dérivés de dettes, dans un juste retour des choses, ils spéculent sur des valeurs sures, les matières premières dont les prix se mettent à flamber. Conséquences parmi d’autres, les ressortissants des États méditerranéens tenus tant bien que mal, depuis des décennies, par l’accord tacite : « Nous abandonnons notre liberté d’expression contre l’assurance d’avoir du pain » se révoltent au cris de : « Quitte à mourir de faim, que ce soit en hommes libres ».

Une autre conséquence apparemment paradoxale de la Crise des Subprimes, toujours au plan politique, a lieu en Islande.

Les particularités de cette collectivité peuplée de 320 000 personnes révèlent de manière particulièrement édifiante les mécanismes et les enjeux du drame qui se déroule actuellement au niveau mondial. Insulaires, peu nombreux, soumis depuis toujours à des aléas climatiques très durs, les islandais ont une position singulière. Jusqu’à ces dernières années, leur réussite économique était montrée en exemple.

Malheureusement, une partie de cette richesse était financée par des crédits, libellés en devises exotiques, proposés généreusement par des banques étrangères à des taux variables défiants toute concurrence… On connaît la suite de l’histoire, mais celle-ci ne s’arrête pas là. Au début de la crise, encore maître de sa monnaie fiduciaire (par opposition à la scripturale), l’état islandais a allégé le fardeau de sa dette en modifiant le taux de change. Cette dévaluation qui a « limité les dégâts » selon Paul Krugman, prix Nobel d’économie 2008, a été suivie par une véritable prise de conscience populaire. La nation islandaise tout entière, gravement touché par les conséquences de la crise, a refusé la faillite annoncée et tente, encore à ce jour, de mettre en place des solutions citoyennes : Le 9 avril 2011, les islandais ont une nouvelle fois refusé, par référendum, de rembourser la dette de la banque Icesave au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Une assemblée constituante a été formée, elle planche actuellement sur une modification de la constitution islandaise (datant de 1944 et inspirée du Danemark), celle-ci sera soumise au peuple par référendum en 2012. Jusqu’au rapport de 2250 pages sur la crise financière, publié le 12 avril 2010, qui a été lu par des dizaines de personnes, comme une véritable pièce de théâtre, sur la scène du théâtre national de Reykjavik… Révélant, une fois de plus, la dimension éminemment politique de la monnaie, la société islandaise tente de répondre à une crise financière par une avancée démocratique.  Se faisant, elle rétablit l’ordre de ses priorités et cherche à remettre la monnaie à sa juste place dans une société donnée : une invention destinée à faciliter les échanges interhumains, dans la transparence et la proximité.

Sans surprise, elle porte également un regard critique sur les dérives désastreuses d’un système financier autopoïètique, opaque et déshumanisé qui, par ses coups portés aux démocraties, peut se percevoir comme la forme la plus élaborée de la barbarie.

Comme le précise Bernard Lietaer, économiste spécialiste des questions monétaires internationales :
« L’homogénéisation monétaire a incontestablement facilité les échanges à chacune des étapes historiques, le passage à l’Etat-nation, puis la mondialisation. Mais elle a aussi pénalisé la capacité de gérer les problèmes qui se manifestent dans les économies locales. En même temps, la puissance financière a tendance à se concentrer dans un nombre sans cesse plus réduit de centres de décision de plus en plus éloignés du citoyen . »
Avant de proposer une solution :
« Il faut de la diversité monétaire, comme il y a de la biodiversité dans une forêt, afin d’amortir les chocs. Les sociétés matriarcales ont toujours eu un système de double monnaie : une pour la communauté dans laquelle on vit, l’autre pour les échanges avec l’extérieur. Il nous faut créer des monnaies complémentaires qui permettent aux communautés de satisfaire leurs besoins d’échange sans dépendre d’une autorité extérieure. »

Jean-François Noubel, co-créateur d’AOL, rajoute :
« La philosophie d’Internet peut s’appliquer à la monnaie comme elle l’a fait avec les médias, où l’on passe d’un système centralisé à un système où chacun est producteur et transformateur d’information. Il y aura ainsi des millions de monnaies, comme il y a maintenant des millions de médias. Il s’agit maintenant de fabriquer les outils d’interopérabilité, les protocoles permettant de mettre en réseau ce qui est fait.

Le processus est énorme, il est dans l’air, il est en train d’arriver. On va déposséder les banques du pouvoir de faire la monnaie. »

NB : D’après Georg Simmel : « Le  superadditum de la richesse n’est rien d’autre qu’une manifestation particulière de cette essence métaphysique de l’argent, en vertu de laquelle il dépasse chacune de ses utilisations singulières et, puisque moyen absolu, impose la possibilité de toutes les valeurs en tant que valeur de toutes les possibilités. ».

NB : En référence au terme théologique le Donum superadditum est la grâce divine accordée à l’être humain déchu et qui lui permet de se transcender, de créer…

Liens :

Islandic Review

Morgunbladid

Création monétaire Islandaise 2015

 



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