La dérive des graines

Voir la vidéo réalisée dans le cadre de l’exposition à la galerie Alice Mogabgab sur Viméo

Œuvre : La dérive des graines

Action de faire dériver des graines dans de petits bateaux en coquilles de noix sur un plan d’eau du centre ville de Montpellier.

Série photographique, tirages pigmentaires sur papier Harman Baryta, dimensions variables.

Lieu : Montpellier, France, 2015.

Exposition du 11 octobre au 26 novembre 2016, Galerie Alice Mogabgab, Beyrouth, Liban.

Texte de référence :
La dérive des graines,

Montpellier, le 3 octobre 2015.
Les canards qui m’observent se demandent probablement ce qui me pousse à faire voguer une centaine de coquilles de noix lestées de graines sur un plan d’eau du centre ville. Hélas, ce genre d’action n’est pas la forme d’art la plus simple à expliquer à des volatiles palmipèdes de la famille des anatidés.

Mais quand Claire m’a contacté pour participer à cette manifestation de sensibilisation au sort de ceux que l’on nomme aujourd’hui les migrants, la première pensée qui me vint fut pour ces frêles esquifs chargés à ras bord de personnes terrorisées qui bravaient la tempête sur l’immensité de la mer, pour ces coquilles de noix prêtes à sombrer d’une seconde à l’autre dans l’indifférence générale. Par une curieuse association d’idée, ma deuxième pensée me renvoyait au Calais de ma petite enfance. Pas le Calais de la jungle éponyme où de pauvres hères pataugent aujourd’hui dans la boue glacée en rêvant, jours après jours, au radeau de fortune qui leur permettrait de traverser la Manche ; non le Calais de l’époque insouciante où mon grand-père transmettait au bambin émerveillé que j’étais sa méthode pour transformer de véritables noix en embarcations lui permettant de voyager au plus loin de son imagination. Mon imagination d’alors ne pouvait pas soupçonner, heureusement, qu’il allait mourir quelques mois plus tard dans d’atroces souffrances et qu’au-delà de ses compétences en construction navale de poche resterait avec ce souvenir fugace ce qu’il m’avait transmis de plus précieux, à savoir : la vie. Aussi vrai que lui savait que les noix sont des graines bien avant de devenir des bateaux et qu’on n’a rien trouvé de mieux en définitive pour naviguer entre les générations.

Car nous aussi les humains sommes des semences, dès nos débuts, flottant depuis les eaux tumultueuses de notre conception jusqu’au ventre propice où nous développons. En remontant bien plus loin dans la généalogie des gamètes, il faut nous souvenir que ce sont des semences identiques qui ont essaimé progressivement sur les cinq continents à partir du moment où, il y a cent mille ans, une centaine d’intrépides homo sapiens décidèrent de quitter leur berceau africain pour traverser la mer rouge. Ici, il n’en est pas un parmi nous qui ne descende de cette petite poignée de migrants originels s’étant mis un jour en quête d’une terre accueillante où porter leurs fruits. D’amours fertiles et paysages apprivoisés, de millénaires en millénaires, ce sont nos ancêtres communs qui ont bâti le monde que nous partageons aujourd’hui en héritage.

D’aucuns diront que ces lointains aïeuls en devinrent peu à peu sédentaires, qu’à force d’abondance et d’oubli de la faim, certains revendiquèrent même des droits sur les mottes fécondes que les plus égoïstes d’entre eux avaient fini par entourer de barricades immobiles.

Pourtant, à l’échelle du monde, il suffit d’attendre quelques petites centaines d’années pour se rendre compte que même les forêts se déplacent et qu’à bien les écouter bruisser sous nos mains fébriles de tant d’épopées, la branche du marcheur et le tronc de la pirogue ne disent pas autre chose. Depuis toujours, la vie n’est que mouvement.

A l’heure de l’anthropocène, c’est le sens de la minuscule action de guerilla gardening que je réalise aujourd’hui. Car je veux dire aux colverts, aux chemises brunes et à tous ceux qui nasillent dans l’ombre, que la nature est plus forte que la petitesse de leur esprit. Moi, je n’ai pas besoin de mon reflet dans une mare pour me rendre compte que tous ces humains qui dérivent sur l’eau ce sont nous.

Nous, les petits bonheurs poussés par le vent qui ne demandent qu’à germer.

Pour les trois fillettes à qui j’ai appris moi aussi à faire des bateaux de noix.

Liens :

Morts aux frontières.

Déplacements de l’homme.

Guérilla gardening

Poème associé d’Alain Bosquet :

« Tous les enfants, vous le savez, sont des navires
qu’un proverbe pareil aux brises les plus douces
conduit, syllabe après syllabe, au continent
où les pingouins dorés murmurent des poèmes.

Tous les enfants, vous le savez, sont des bouleaux
qui dans la nuit, en demandant pardon, écartent
leurs branches, leur écorce, et vont, jusqu’au vertige,
danser sur la grand-place, au milieu des poulains.

Tous les enfants, vous le savez, sont des comètes
venues nous rendre hommage au nom d’un autre azur,
d’une autre vérité, d’une autre fable ; et nous,

adultes par défaut, saurons-nous les convaincre
de s’attarder ici le temps d’un bref bonheur,
avant de repartir chez les étoiles folles ? »

Alain Bosquet, « Les enfants » (Sonnets pour une fin de siècle, Gallimard, 1980).

 

 

 



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