V.I.T.R.I.O.L
Œuvre : V.I.T.R.I.O.L
Offrandes anthropomorphes en pâte à sel données à une chèvre.
Série photographique. Tirages sur papier salé Bergger cot320, 27,9 x 35,5 cm. ( Les tirages sur papiers salés ont été réalisés avec la complicité de Vincent Leprévost.)
Lieu : France. 2014 / 2015.
Texte de référence :
Le Cailar, 3 juillet 2014, anniversaire des 100 ans de l’impôt sur le revenu en France.
Je suis un « provincial », comme disent dédaigneusement les parisiens. Mais j’ai la folie de penser que c’est mon village, Le Cailar, qui est au centre du monde.
Entre autres particularités insoupçonnables, j’ai découvert fortuitement que c’est là qu’était née, au milieu du douzième siècle, la notion de proportionnalité de l’impôt. Pour la première fois dans toute l’Europe médiévale, ce n’était plus par feu (par foyer) indifférenciés que fut calculé le tribut exigé des habitants pour restaurer les fortifications locales, mais en juste proportion des biens de chaque famille, évalués sur pièces par une commission ad hoc.
J’avais depuis longtemps l’intention d’aborder ce lourd sujet dans ma série d’œuvres traitant de la crise économique. Ce point de départ historique qui flattait mon chauvinisme ne pouvait donc pas mieux tomber. A l’heure où l’on fête dans le sang et les larmes les 100 ans de l’instauration de l’impôt sur le revenu, à l’heure du scandale Cahuzac, des manifestations de pigeons et autres bonnets rouges, il était temps de s’y mettre.
Comme souvent, j’ai commencé par remettre les choses en perspective. A la vue de ce document médiéval, en quelques secondes, j’imaginais mes lointains ancêtres – petits malins forcément – essayant de dissimuler quelque mobilier, deux ou trois poules pour faire baisser un peu la douloureuse. Car il faut l’avouer, de nos jours comme jadis, peu s’acquittent avec empressement de leur contribution. Quand gronde « la pompe à phynance », quelle que soit la méthode de calcul, on trouve toujours la somme injuste et excessive.
En ces temps difficiles, alors que l’augmentation des prélèvements obligatoires est censée aider la France à sortir d’une crise économique aiguë, à rembourser une dette, voire à laver une faute originelle que personne ne se souvient vraiment d’avoir commise – et pour cause – certains ont l’impression que la charge n’est pas partagée équitablement, que les recettes communes sont détournées au profit de quelques uns, que l’impôt n’est, en somme, qu’une simple rapine des faibles par les forts mettant en œuvre des enjeux de pouvoir.
Quand on se penche sur l’histoire de celui-ci, on s’aperçoit qu’en y apportant quelques nuances, c’est bien de cela qu’il s’agit.
L’impôt descend des offrandes faites depuis toujours aux dieux dans l’espoir qu’ils accordent à leurs adorateurs une vie meilleure – ou tout le moins qu’ils les laissent végéter sans douleur dans une crédule sérénité animiste. Il se retrouve plus tard dans la part de ses richesses que l’on abandonnait de plus ou moins bon gré aux seigneurs, aux gens d’armes pour leur ôter l’idée de vous massacrer comme qui rigole pour se distraire, pour qu’ils vous protègent éventuellement, dans leur jour de bonté, des hordes de pillards venus d’ailleurs.
Depuis toujours, il est une aliénation librement consentie d’une partie de sa liberté et de ses biens, un mal jugé nécessaire dans la perspective d’en conserver le reste, la soumission consciente à un pouvoir. Et ce pouvoir souverain, désormais laïque, envisagé à une échelle suffisamment grande pour que l’intérêt particulier disparaisse au profit d’un intérêt collectif n’est rien de moins que ce que nous nommons aujourd’hui l’état. Payer l’impôt et donner éventuellement son avis sur son utilisation, c’est abandonner son statut d’individu isolé et vulnérable pour devenir un citoyen soumis à des lois contraignantes mais protectrices ; c’est accepter en connaissance de cause de faire société. Les particularités fiscales se calquant dès lors celles du système social de l’état considéré.
Plus la société est inégalitaire, plus l’impôt l’est aussi. Avec une tendance naturelle, comme il est issu d’un rapport de force, à se concentrer alors sur les plus faibles. Dans l’antique citée athénienne, seuls les métèques le payaient, sous l’ancien régime français, c’était le tiers état.
Avec la mondialisation financière et la révolution numérique, il semblerait que les plus riches d’entre nous aient à nouveau les capacités techniques de se distinguer du commun des mortels, même si l’utilisation à la mode de comptes localisés dans des paradis fiscaux n’est pas complètement validé par la loi (mais pas véritablement réprimé non plus).
En tout cas, le malaise est palpable. Car l’impôt procède d’un fragile équilibre, pour être librement consenti, il doit être un tant soi peu équitable, légitime, il faut que chacun y trouve avantage. Sinon, loin de d’être le ciment de la cohésion sociale, il peut la faire tomber en morceaux.
Avec ironie, je repense à d’autres documents d’archives découverts dans mon minuscule village.
Les fortifications citées plus haut, édifiées au douzième siècle grâce au tribut des villageois furent détruites deux cent ans plus tard par des tuchins, des paysans errant venus de Beaucaire, des personnes « sur la touche », des marginaux harassés par les ponctions exorbitantes des grands seigneurs régionaux et que quelques mauvaises récoltes de trop avaient ruinés.
Pourquoi détruire mon village en particulier ? J’ai peut-être une explication liée à l’activité principale de ses habitants d’alors. Beaucoup étaient sauniers, marchands de sel, douaniers… Et c’est là que l’histoire de ma région croise une nouvelle fois celle que les parisiens affublent pompeusement d’un grand H.
Les plus importants salins du Languedoc remontent à Charlemagne et leurs vestiges se trouvent à un jet de pierre de mon clocher, à Peccais. Un peu plus tard, les tombereaux garnis de cristaux blancs partiront d’Aigues-Mortes, à quinze kilomètres, mais c’est pareil, la route du sel commençant bien là pour saupoudrer la moitié sud du royaume.
Le sel… L’histoire des prélèvements obligatoires n’en manque pas. Aussi vrai que la gabelle du sel fut l’impôt le plus détesté du moyen-âge. Mise en place en 1343 par Philippe VI, elle perdura jusqu’à la révolution. Inégalitaire s’il en fut, elle imposait à chacun d’acheter du sel en grande quantité, quels que soient ses besoins réels et à prix d’or. Les leveurs d’impôt réussissant ainsi mieux que les alchimistes la transmutation des éléments. En conséquences, les révoltes paysannes, les jacqueries contre le pouvoir central se multiplièrent jusqu’à l’épilogue sanglant de 1789 que l’on sait
Quelques siècle plus tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets, Gandhi fit de cette même injustice le symbole qui lui permit d’arracher, avec la fameuse « marche du sel », l’indépendance de l’Inde au Royaume-Uni.
Car le sel est un élément à part, d’une richesse symbolique universelle et d’une histoire locale dont j’ai un peu hérité et qui ne l’est pas moins. Paracelse, alchimiste pour les uns, père de la science et de la médecine moderne pour les autres, en fit au 16 ème siècle une des trois substances fondamentales avec le soufre et le mercure. Ce n’est pas rien. Pas rien qu’en dérive aujourd’hui le mot salaire. Salaire de misère, salaire de la peur, peur surtout de ne plus en avoir. (Pour l’anecdote, le film du même nom, sera d’ailleurs lui aussi tourné en partie dans les marais qui entourent mon village.)
Voilà pourquoi j’ai souhaité mettre le sel au centre de cette œuvre sur l’impôt.
Et quoi de plus parlant pour illustrer sa nature particulière que cette phrase maçonnique inscrite en abrégé dans la méditative et métaphorique caverne du sel : « Visite l’intérieur de la terre et en rectifiant, tu trouveras la pierre sacrée »…
Cette injonction est une façon d’inviter l’impétrant à exprimer l’essentiel, sa « quintessence », à creuser en soi, ce soi minuscule qui est toujours au centre de notre monde humain.
Tout part de là. Gandhi, encore lui, le disait formidablement avec : « sois le changement que tu veux en ce monde ».
A bien y réfléchir (je m’y essaye parfois), il ne sert à rien de s’en prendre aux banksters, à l’idéologie ultra-libérale, à l’individualiste de masse, à la corruption des hautes sphères de l’état, au diable en personne et au bouc Azazel qui comploteraient de concert pour nous saigner à blanc.
La vérité est que l’on ne peut s’en remettre aux autres, se décharger de notre responsabilité d’hommes debout simplement en votant et en offrant de temps à autres à la chèvre peureuse qui sommeille en nous un peu de notre sel démocratique pour agonir ensuite la terre entière de nos reproches amers.
Tout ceci serait trop simple, un renoncement facile. Ce serait faire preuve d’une foi idolâtre en un au-delà républicain qui s’occuperait de tout à notre place, par procuration. C’est nous qui sommes le sel de cette société, elle n’est faite de rien de plus. En renonçant y en prendre notre part active, c’est nous qui nous livrons résignés, par petits bouts, à la baudruche caprine qui enfle en se nourrissant de nos faiblesses.
Car ces amuses gueules, ces offrandes, ces amulettes dérisoires ne suffiront pas à contenter ses ardeurs destructrices. Faîte de rage, de rancune et de peur, elle avalera ses adorateurs naïfs en entier, sans doute jusqu’au dernier.
Le bon Daudet le sait, Gringoire et son double fasciste n’en parlons pas : la réalité nous rattrapera, autrement plus féroce que les animaux mystiques que nous nous construisons en pensée. En 1893 déjà, la barbarie s’abattait sur les sauniers italiens venus travailler à Aigues-Mortes. Son ombre plane à nouveau sur mon village qui vient d’offrir à l’extrême droite un siège de député.
Elle sera sans pitié pour les poètes et les rêveurs…
Liens :
Essai sur la criminalité financière
Invention de l’impôt proportionnel
Paradis fiscaux et classe dominante.