Ma gueule cassée

Oeuvre : Ma gueule cassée

Lieu : Montpellier, galerie le Lieu Multiple. Août 2024

Texte de référence :

Le Mouvement dit des Gilets jaunes donna lieu à un déferlement de violence. Rien que parmi les manifestants, on rapporta 238 personnes blessées gravement à la tête, dont 23 éborgnées.
Aucun français de ma génération n’avait jamais assisté à un combat social d’une telle intensité qui fit parfois craindre à certains le début d’une guerre civile.
Heureusement, la situation s’apaisa. Mais pour les victimes de tous bords qui garderaient des séquelles et dont la vie fût brisée comme du verre en quelques secondes, la guerre avait bien eu lieu.
Découvrant peu à peu sur les réseaux sociaux les images terribles des mutilations par LBD, je repensais aux gueules cassées de 1914-1918, puis à Anna Coleman Ladd et à Jane Poupelet.
Dans l’après guerre, ces deux sculptrices mirent leur talent au service des mutilés en réalisant des prothèses faciales sur mesure au réalisme saisissant. A la dé-figuration, à l’invisibilisation des anciens poilus, à l’effarement et au dégoût que suscitaient ceux qui rappelaient malgré eux les atrocités de la grande boucherie, elles tentaient de redonner une identité, un passeport social. En les faisant renaître grâce à ces masques qui reproduisaient quasiment à la perfection leur ancienne apparence, en leur rendant une dignité, elles affirmaient surtout que l’art – car ça en était – pouvait servir à rendre au monde un visage humain. L’art était ce qui permettait de recoller les morceaux, d’éviter tout le moins qu’ils ne s’éparpillent sous la pression centrifuge de forces mortifères.
Car nous sommes happés sans cesse dans le tourbillon de ces cycles de construction-destruction. Nous en jouons même dans tous ces petits rituels visant à avaler par bribes l’énormité de nos destins sur lesquels nous avons si peu de prise.
Dans la tradition juive par exemple, on brise des verres lors des mariages. En Grèce, on casse des assiettes. Partout, toujours, nous avons fait de même. Certains y voient un symbole de renouveau, d’autres au contraire l’intention d’affirmer une irréversibilité.
Ces contradictions se trouvent parfaitement résumées au japon dans une méthode de réparation de céramique remontant au 15 ème siècle, le Kintsugi. Celle-ci consiste à ne pas jeter un objet cassé, ni à en masquer les recollements et les manques – ce qui reviendrait à faire table rase du passé – mais à les souligner en les recouvrant de poudre d’or afin de ne pas oublier son histoire mouvementée.

Pour en revenir à ces moments terribles de 2018 et 2019 qui m’avaient profondément choqué, pour ne pas les oublier, j’avais d’abord pensé partir à la rencontre de tous ces nouveaux mutilés, à recueillir leur témoignage. J’avais l’intention confuse d’en tirer quelque chose de tangible. Pourquoi pas un moulage de leur visage afin de donner à voir la façon dont le combat social avait meurtri leur corps ? Mais, si tant est qu’elles acceptassent, je me sentis incapable d’aborder avec tact et respect des personnes ayant vécu un tel traumatisme. La démarche me parut bien vite voyeuriste, maladroite.
Le seul visage à mouler que j’avais sous la main était le mien… Je n’étais pas gilet jaune à proprement parler, j’avais encore moins eu la sinistre malchance de perdre un œil. Mais, constatant le durcissement de la doctrine de maintient de l’ordre au cours des manifestations où je m’étais rendu à cette période, j’avais bien conscience qu’aujourd’hui, pour n’importe qui, une balle de LBD perdue n’était jamais bien loin…

Plus les complications s’accumulaient dans ma vie, plus je réalisais que nous, les petits artistes, faisions aussi partie – métaphoriquement bien entendu – des millions de gueules cassées de ce système économique, de cette mégamachine que décrit admirablement Fabian Scheidler.
Je fis donc un moulage de moi-même. Un autoportrait dans lequel mon visage était aussi brisé que l’estime de moi-même après bon nombre de désillusions, d’échecs et de demi-succès. Cent fois détruite, cent une fois reconstruite ou plutôt rafistolée avec les moyens du bord, tant bien que mal. Là aussi, j’en rassemblais les éclats, j’y ajoutais de la poussière d’or comme de la poudre de perlimpinpin. Mais si le résultat ressemblait à un objet soumis au Kintsugi, la tension n’y était pas apaisée, les fissures travaillaient encore sous la céramique. Le métal brillant y symbolisait les deux forces opposées qui étaient à l’œuvre en moi. L’or, c’est-à-dire le confort matériel permettait sans conteste aux artistes d’avancer, de poursuivre leur création dans une relative sérénité. Mais son absence, quand la précarité, l’angoisse du lendemain pointait son nez, était pour beaucoup le signe de son tarissement.
Tenir et faire tenir les choses ensemble, joindre les deux bouts, ne pas vivre pour l’argent, mais en avoir assez pour continuer à avancer, finalement, c’était aussi ça être artiste.
Et l’Art, je le faisais pour moi, bien entendu. Mais aussi, autant que possible, pour laisser à mes suiveurs un monde qui devait rester entier.



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