L’œuvre au noir

 

Œuvre : L’œuvre au noir.

Peinture symbolique d’une ville en noir.

Série photographique. Tirages pigmentaires sur papier Epson mat et peinture acrylique noire. 35 x 49 cm.

Série exposée à la galerie Annie Gabrielli, Montpellier, du 27 mai au 15 juillet 2017.

Lieu : Grândola, Portugal, octobre 2014.

Texte de référence :

Le 15 février 2013, un frisson d’émotion parcourut les bancs du parlement portugais. Une chanson s’élevait de la tribune réservée au public, Grândola, vila morena. Le peuple debout donnait de la voix du balcon pour exprimer son désespoir face aux ravages des plans d’austérité imposés par la troïka. Trop c’était trop. Comme quarante ans plus tôt, en cette nuit du 25 avril 1974, quand la radio Renascença diffusa ce chant de José Afonso pour la postérité, vibrant signal du début de l’insurrection des œillets qui allait renverser le régime fasciste. Depuis, les manifestations de la misère rythmées par ce chant se sont multipliées dans toutes les grandes villes du pays et je me suis fait traduire Grândola, ville brune, l’hymne révolutionnaire portugais. Je ne doutais pas qu’il reprenne à son compte l’idéal de toute démocratie, celle d’un peuple fraternel, égalitaire et souverain.

Sans doute par déformation professionnelle, c’est le brun du titre qui a attiré mon attention. Qu’avait voulu exprimer le poète exactement par cette métaphore ? Quelle était l’influence d’une couleur sur une situation pour ne pas dire sur la marche du monde ? Qu’est-ce qui faisait par exemple que les extrémistes de tout poil fuient à ce point les teintes vives et joyeuses ? J’échafaudais une interprétation quand, à l’autre bout de l’Europe, j’appris justement qu’un commerçant stambouliote avait lancé une nouvelle mode : En marge de l’agitation de la place Taksim, Huseyin Cetinel et ses suiveurs se mettaient eux à repeindre les escaliers des villes turques des couleurs de l’arc-en-ciel pour exprimer leur envie de s’émanciper d’un pouvoir oppressant et corrompu.

C’est alors qu’une une idée me vint en mélangeant les deux histoires comme on mélange les pots de peinture.

J’allais descendre à côté de Lisbonne, à Grândola. J’allais lancer en grand mouvement de protestation populaire en incitant les habitants de cette ville symbole à repeindre cette fois-ci leurs escaliers, leurs trottoirs, les murs de leurs maisons du brun de leur chanson révolutionnaire. Ça aurait sacrément de la gueule un pays tout entier repeint en noir pour lancer à la face des comptables de Bruxelles le plus beau cri de désespoir que le monde ait jamais connu.

Oui l’économisme néo-libéral faisait passer peu à peu l’idéal européen à la grisaille, à la couleur poussiéreuse des ruines. Oui le brun du fascisme revenait sur l’Europe. Oui l’on n’avait plus qu’à porter le deuil du progrès social. Chiche, on allait le faire. Les habitants allaient se lever en masse pour signifier à coup de pinceaux que si le gouvernement voulait de la tristesse, de la sévérité, de la mortification, il allait être servi. Dans un délire, le chromoclaste huguenot reprenait le dessus sur le coloriste guilleret. Ce n’était sans doute pas mon confrère de Rodez qui allait me reprocher de vouloir me soulager de la sorte.

J’avais pensé à tout : Comme à l’aube de l’humanité, dans les cavernes de nos ancêtres, la peinture noire serait fabriquée avec de la cendre, celle de notre monde finissant. Je l’aurais mélangé au sang de l’Auroch pariétal, au sang du taureau ibérique, au sang de la bête fougueuse qui jadis enleva Europe pour satisfaire sa concupiscence et qui de deux corps étrangers fit naître une belle épopée. D’après les anciens, quand la situation est trop grave, il faut toujours procéder à un rituel païen de purification.

Malheureusement, je n’ai pas eu la ténacité d’aller jusqu’au bout. Pas du genre à avoir le couteau suffisamment aiguisé. Et je ne suis pas un meneur d’homme, loin de là. Je fais habituellement dans le dérisoire, le presque rien.

Alors je me suis résolu à noircir un Portugal imaginaire, un Portugal imagé par mes soins. Mon action consisterait à recouvrir partiellement de noir opaque les photographies que j’allais prendre de Grândola, à faire disparaître peu à peu la ville de mes vues comme si la civilisation entière disparaissait pour laisser la place au rien, au trou noir. Mais à la grande musique du big bang, j’allais opposer ma petite musique de chambre. Là où, dans le minuscule univers photonique se rejoue la lutte métaphorique de la lumière et de l’ombre, pour paraphraser Denis de Rougemont, j’allais tenter d’emprisonner l’âme dans la nuit de la matière.

Mais ne soyons pas manichéens, le noir lui-même, comme le rappelle Michel Pastoureau est un symbole ambivalent. A l’opposé du noir du deuil et de la finitude, il y a le noir matriciel, le noir du renouveau. Fille du Chaos, Nyx, déesse de la nuit est promise à une formidable descendance. Et dans ma petite alchimie photographique, cette œuvre au noir n’est, je l’espère, qu’une avancée vers le magnum opus, vers l’accomplissement ultime qui motive tous les artistes.

Je formule le même vœu pour notre histoire commune.

Nous vivons la fin d’un monde. Puisse le prochain faire fleurir les couleurs sur le chemin de notre destinée.

Liens :

Les députés chante « Grândola, Vila morena » dans le parlement portuguais…

 Grândola, vila morena

Révolution des couleurs

Peindre la ville

 

 



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