Capitulare de Villis
Oeuvre : Capitulare de Villis
Lieu : Le Triadou, Domaine du Haut-Lirou. Juin 2024
Texte de référence :
Ma nièce s’est mise à peindre. Sur les réseaux sociaux, elle a pris pour nom d’artiste Capitulare de Villis. Je lui dois donc d’avoir découvert cet inventaire carolingien dont j’ignorais tout et dont la partie consacrée à la flore française est l’une des plus anciennes du genre à être parvenue jusqu’à nous. Le caractère un brin provocant – ou tout au moins nostalgique – de ce pseudonyme à l’heure où les espèces végétales disparaissent à grande vitesse n’aura bien entendu échappé à personne.
Mais comparaison n’est pas raison et si un bon millénaire nous sépare de ce haut moyen-âge, le fossé conceptuel et esthétique est au moins aussi important que le fossé temporel. Le rapport au monde en général et à la nature en particulier était bien différent du notre pour un érudit de cette époque, le rapport aux images n’en parlons pas. Aujourd’hui, les écrans sont partout, notre environnement collectif est saturé de formes qui se génèrent de plus en plus toutes seules et de plus en plus rapidement via l’intelligence artificielle. Jadis, le copiste avait, jour après jour et mois après mois, le sentiment de participer à une œuvre d’exception que seuls quelques aristocrates privilégiés auraient le loisir de regarder, de comprendre et de conserver auprès d’eux pour les siècles à venir. Chaque plante, chaque trait, chaque couleur avait son histoire, sa symbolique. C’est aussi ce langage, cette culture au sens plein du terme, qui disparaitra bientôt définitivement avec sa source d’inspiration végétale.
En attendant, je me suis mis à explorer en ligne certains chefs-d’œuvre du passé, comme les Très riches heures du Duc de Berry, dont le souvenir à demi effacé remontait à mes lointaines études d’histoire des arts. A l’époque, les reproductions étaient de moins bonne qualité, quand elles n’étaient pas encore en noir et blanc (Oui, même dans les années 90 !). Aujourd’hui – et paradoxalement grâce à la médiation des écrans – j’étais ébloui. C’était aussi vrai que le mot enluminure venait du mot lumière. Il y avait de l’or, des couleurs franches, de l’imprévu, de la liberté : Bref, tout ce que j’aimais. Sans compter, comme souvent chez moi, un penchant particulier pour les marges où l’exubérante créativité de l’époque s’épanouissait à loisir.
Mais comme je l’ai écrit au premier paragraphe, j’étais comme une personne qui entend une langue étrangère, qui en apprécie les intonations, la musicalité sans être en mesure d’en déchiffrer pleinement le sens. Et les feuilles d’acanthes, les volutes dont je m’inspirais, une fois réutilisées, ne donnaient en rien à voir un monde chevaleresque, celles-ci formaient des plantes mutantes et monstrueuses qui préfiguraient tout au plus l’avènement des cavaliers de l’Apocalypse. Entre ironie, lucidité et désespoir, j’imaginais ce faisant sur mes toiles un désert brûlé, pollué, irradié dont l’homme était le plus souvent absent.
Une chose cependant dans l’attitude de l’enlumineur et dans la mienne semblait traverser les âges :
Jadis, les moines peignaient sur du vélin, c’est-à-dire sur de la peau de veaux nouveaux nés, égorgés et tannés. Aujourd’hui, je peignais niaisement des fleurs avec une peinture acrylique composées de résidus de pétrole… La boucle était bouclée.
Heureusement, cette façon de célébrer la nature en la détruisant aurait une fin, je le savais. Un jour, bientôt, quand l’homme cesserait de la regarder, celle-ci redeviendrait florissante.